


« La liberté d'aimer n'est pas moins sacrée que la liberté de penser. » Victor Hugo
Chorographie et Histoire des Alpes maritimes. Une histoire de Nice et des Alpes du sud: des origines au 17ème siècle. Par Pierre Gioffredo
La chorographie et l’histoire des Alpes maritimes[1] est une œuvre écrite par Pierre Gioffredo. Il est né le 16 août 1629 à Nice et meurt dans cette même ville le 11 novembre 1692. Il est le fils d’Antoine, issu d’une famille de commerçants et de notables. Sa famille de manière traditionnelle exerce des fonctions intermédiaires au sein de la cité dans des postes judicaires et politiques. Pierre Gioffredo fait ses études au collège des Jésuites lui donnant ainsi une formation solide dans l’art de l’écriture, de la théologie mais également les mathématiques. Il réalisa de fait ses humanités (latin, grec, hébreu). Il y a une volonté dans la formation donnée par les collèges jésuites de proposer un enseignement solide pour former les futures élites urbaines mais aussi pour effectuer un choix quant aux nouveaux clercs[2]. Ce qui sera le cas puisque Gioffredo deviendra abbé[3] après avoir été nommé directeur des écoles primaires de Nice en 1649.
L’importance des études de Gioffredo est à mettre en avant, en effet c’est au collège jésuite qu’il fait la connaissance des auteurs anciens où les cours se font en latin, avec un gros travail effectué sur des traductions antiques. L’histoire et la géographie sont marginales dans ses études, néanmoins l’élève peut appréhender ces deux disciplines à travers l’étude des historiens et géographes antiques (Tite-Live, Suétone, Jules César, Florus, Hérodote, Thucydide…).
Gioffredo a suivi en fait un cursus relativement courant pour une famille aisée du XVIIème siècle. Ce qui fait en réalité la particularité de ce niçois est justement la place qu’il sût prendre dans la cité maritime des ducs de Savoie. La tradition veut qu’il soit le premier historien de la ville de Nice et de ce qu’on va appeler à posteriori le Comté de Nice. Très tôt il commença l’écriture de l’histoire, notamment avec la Niceae Civitas sacris monumentis illustrata parue à Turin en 1658[4] et les Epigrammata[5]. La première œuvre lui ouvre à ce moment-là le diplôme octroyé par Charles Emmanuel II d’historiographe ordinaire de la Maison de Savoie le 20 mars 1662 ce qui va lui donner accès aux archives de Turin et ainsi amener de la matière à sa recherche historique pour la Storia delle Alpi maritime. A noter également que c’est en 1673 qu’il devient le précepteur du futur Victor-Amédée II jusqu’en 1679. Pendant cette période il est nommé comme bibliothécaire ducal (1674). On y voit donc ici la réussite sociale de Gioffredo, une réussite qui le place dans l’entourage de la famille régnante, travaillant pour celle-ci. Il est donc probable qu’il fut redevable à son talent d’écriture mais aussi à la reconnaissance de celui-ci par Charles-Emmanuel II. Cette popularité lui permit d’intégrer l’Académie des Lettres crée par la régente Marie Jeanne Baptiste de Savoie en 1678. La Storia delle Alpi maritime est d’un intérêt certain dans une région où la nationalité de Nice fut au cœur pendant longtemps des débats historiographiques et politiques. Le contexte politique inhérent à cette région s’insère dans les problématiques des changements de souveraineté des espaces frontaliers[6]. Mais au-delà même d’une problématique de nationalité complexe, c’est une problématique sur les ressors juridiques et étatiques d’une aire géographique précise dont il faut voir en filigrane. À ce titre, l’ouvrage de Gioffredo est important car il avait une vocation, celui de servir les intérêts, d’un duc, d’un roi, d’un empereur, ou encore d’un séparatisme mais vocation ne sous-entend pas volonté de l’auteur. Tous les acteurs politiques depuis le XVIIème siècle ont voulu s’approprier l’œuvre historique de Gioffredo. Il faut convenir que l’abbé Gioffredo a avant tout eu l’ambition d’écrire et de rassembler en un seul ouvrage tout ce qui a été dit sur Nice et son Comté depuis l’Antiquité jusqu’à son époque contemporaine, c’est-à-dire 1652 inclue. La minutie de son travail comme nous allons le voir est celui d’un dépouillement systématique des écrivains antiques, et ceux de ses contemporains, en menant une écriture critique de ces auteurs. Tous les domaines sont ainsi abordés, les grands évènements historiques, la géographie, les mœurs, l’agriculture, les pratiques sociales. Il offre à la communauté scientifique actuelle un regard porté sur la société d’une Nice à l’époque moderne médiévale et antique mais au-delà de la ville en elle-même c’est une vraie fresque historique globale sur une région alpine dont nous pouvons nous saisir. La Storia delle Alpi maritime est introduite par une Corografia des Alpes-Maritimes afin de décrire de manière géographique et humaine la région à laquelle il fait référence. Il est particulièrement important donc d’inscrire l’œuvre de Gioffredo dans son temps et d’essayer de comprendre cette histoire locale par rapport à l’historiographie du XVIIème siècle, les particularités propres à l’œuvre, la composition de l’ouvrage, et les méthodes employées pour rédiger un tel travail afin de répondre à une problématique assez simple en fait mais non moins essentielle : qu’est donc la Storia delle Alpi maritime et quelle est la représentation du passé historique chez l’abbé Gioffredo dans un siècle de renouveau de l’écriture historique, s’inscrit-il dans un devoir de mémoire par rapport au territoire des Alpes maritime ?
Dans un premier moment, je vais parler de l’œuvre en elle-même, de manière physique, et de sa décomposition avant de mettre en exergue l’écriture de Gioffredo sur la forme et le contenu sans établir d’hypothèses sur l’écriture en soi et ses spécificités induites.
La Storia delle Alpi maritime et la Corografia représente dans la version originale environ mille pages dans un format In Folio c’est-à-dire 40 cm. Mais il faut porter à l’attention du lecteur, que cette version –appelons là- originale ne fut jamais imprimée. En effet elle ne fut imprimée qu’en 1839, dans un format avoisinant les deux mille deux cents pages dans le cadre de la très officielle collection des Monumenta Historiae Patriae, éditée à Turin à l’initiative de Charles-Albert. La chorographie introductive décrit les limites et retrace l’histoire d’une grande région étendue de part et d’autre des Alpes du sud, des sources de la Durance et du Pô au nord, à la plaine de Cannes vers l’Estérel au sud-ouest et à Savone au sud-est. La Corografia en elle-même représente deux livres, près de 29 chapitres pour deux cent cinquante pages. Il est difficile de cerner le début et la fin de l’écriture de cette vaste histoire, mais d’après les traces laissées par Gioffredo dans le contenu de l’œuvre ajouté aux éléments biographiques on date le début de la rédaction autour des années 1670 pour une réalisation finale vers 1785 soit environ quinze années d’écritures. Il nous est parvenu que les brouillons originels conservés à Turin. Vernazza explique que Gioffredo donna deux copies une aux bollandistes, et un au prince de Monaco[7]. C’est avant tout dans la Corografia que l’historien peut élaborer des hypothèses de réflexions sur l’écriture de Gioffredo. Le premier livre de la Corografia traite de géographique physique, et définit l’espace des Alpes maritimes. Cette volonté de l’auteur vient du fait que ses pairs de la Renaissance ne se sont pas attachés à mener cette réflexion sur un espace pourtant présent chez les auteurs antiques[8]. Revenons d’ailleurs un instant sur le terme Alpi maritime. L’auteur ne l’écrit pas Alpes-Maritimes qui est une construction française faisant référence à un département, et de fait à un découpage administratif et politique. Gioffredo reprend l’appellation antique des Alpes maritime comme région géographique qui recouvre les trois départements français actuels ; les Alpes-Maritimes, les Alpes-de-Haute-Provence et les Hautes-Alpes mais recouvre également les régions alpines orientales[9]. Petite digression sur la limite occidentale de l’Italie où Gioffredo choisit de mettre en évidence une contradiction antique où Nice/ Cemenelum et Nice/ Nikaia appartiennent à deux espaces différents, l’un appartient à la Narbonnaise et l’autre à l’Italie. L’auteur n’y prit aucune position concrète démontrant sa volonté descriptive et non celle d’entretenir la controverse. Il est également assez intriguant de remarquer que la Corografia n’est illustrée à aucun moment par des cartes. Le second livre de la Corografia est bien plus centré sur une géographie humaine, il y décrit les peuples vivant dans la région tout en y associant les régimes de cités en se rattachant encore une fois à l’Antiquité. Il y a les cités issues de la province des Alpes Maritimae et les cités issues de l’Italia Augustéenne. Pour la Storia delle Alpi Maritime, il s’agit d’une œuvre bien plus conséquente, puisqu’il y a vingt-six livres. Ces livres sont établis de manière chronologiques et relatent l’histoire de la région des Alpes maritimes depuis la fondation de Nice par les grecs de Marseille jusqu’à l’année 1652 incluse. L’ensemble représenterait un In Folio de près de 1000 pages. La Storia donne accès à des documents disparus actuellement qui sont autant de témoignages personnels mais aussi à des mémorialistes proches de lui dans le temps. Gioffredo nous donne un tableau de l’évolution de Nice, de son comté et des Alpes-Maritimes. Si dans l’édition française la Chorographie et l’Histoire sont séparées il n’en est rien dans l’œuvre originale. L’ensemble est conclu par un index de cent quarante-huit pages et autorise une lecture sélective de la Storia en fonction du lieu sur lequel le lecteur souhaite avoir des informations.
Les considérations qui suivent ont pour but de se focaliser sur l’écriture même, en effet s'intéresser à la manière d'écrire l'histoire enjoint inévitablement à quelques considérations stylistiques. L’œuvre originale, c’est-à-dire celle du XVIIème siècle, la langue employée par Gioffredo est l’italien. L’italien qui depuis 1562 est langue officielle du duché de Savoie. Gioffredo comme nous l’avons constaté à suivi un cursus chez les Jésuites, il maitrise donc parfaitement le latin, et l’italien. Nous estimons devoir rappeler que Gioffredo est déjà historiographe du roi, bibliothécaire du roi et c’est en italien qu’il rédige ses œuvres. L’italien ainsi que le français sont les langues des actes officiels à Nice et dans l’ensemble des Etats de Savoie[10], en effet même s’il est de naissance niçoise, l’idiome local est parlé principalement dans le cadre familial et urbain. Le latin et l’italien sont également plus appropriés à la production historique et mémorielle. La construction syntaxique est encore semblable au latin. Les phrases sont longues et dépourvues de verbes à l’indicatif mais sont conjugués au gérondif. Il fait des inversions d’adjectifs et surutilise les pronoms relatifs. Il y a aussi beaucoup de citations latines classiques mais aussi des transcriptions de documents originaux en latin plus ou moins correct selon leurs rédacteurs, de documents en vieux français, en castillan, en catalan (un seul sous l’année 1493) et en langue d’oc (rares documents mais nombreux toponymes et expressions). Il est également assez intriguant de remarquer que la Corografia n’est illustrée à aucun moment par des cartes. Le lecteur ne peut se faire une idée des Alpes-Maritimes que par le biais d’un discours descriptif. Si l’on s’attache à décrire le contenu de l’œuvre, on peut affirmer que l’étude de Gioffredo marque une certaine approche institutionnelle de l’histoire de l’espace niçois. En effet, l’auteur traite la cité de Nice en tant que telle dans l’œuvre, mais elle place aussi la ville comme capitale provinciale et régionale. L’analyse de l’œuvre de Gioffredo porte à l’historien contemporain une difficulté première, comment Nice peut être une capitale régionale ? Pourtant le titre en lui-même parle d’une région que Gioffredo a définie, et lorsque l’on s’imprègne des divers chapitres qui se suivent alors on comprend également que Nice dispose d’une véritable influence sur le comté de Nice mais aussi sur la Ligurie occidentale, tout du moins à l’époque médiévale et au début de l’époque moderne. D’ailleurs si l’on s’attarde sur la date de 1614, l’hypothèse d’une Nice capitale régionale prend du poids. En effet la création d’une cours souveraine en 1614 (le Sénat de Nice) donne un poids politique indéniable à la ville. Elle se place au même rang institutionnel que Chambéry ou Turin. Le deuxième problème pour l’historien du XXIe siècle c’est cet espace des Alpes-Maritimes qui est morcelé politiquement. Assurément les vallées et les massifs alpins sont autant de barrières à une unité politique de l’ensemble de cette région et pose le problème des communications. Par ailleurs Gioffredo inclut dans les Alpes-Maritimes des territoires qui ne font pas partie des Etats de Savoie. Certains sont français, d’autres génois, mais il existe aussi des espaces établis en principauté comme le Monaco des Grimaldi, le Montferrat des Gonzague. Si les communications par voies terrestres semblent difficiles et être un obstacle à la constitution de cet espace géographique en un espace politique, les voies maritimes ouvrent quant à elles des relations nouvelles au sein de ce territoire entre les cités. Nice occupe, pour sa part, une position centrale entre deux régions, une pauvre située en Provence entre l’Esterel et le massif des Maures et de l’autre la Ligurie riche. L’œuvre de Gioffredo démontre que Nice se tourne au XVIIe siècle du coté Ligure. De plus les politiques territoriales des ducs ont permis d’instituer un liant politique et commercial entre ses contrées. Gioffredo n’est pas l’inventeur d’un concept totalement nouveau ni le découvreur érudit de ces Alpes maritimes oubliées depuis l’Antiquité. Il prolonge et perfectionne une réflexion engagée par d’autres, tel Antoine Fighiera, auteur d’une Historie naturali e morali della Città e del Contado di Nizza dal principio del Mondo sino all’anno 1638, un ouvrage manuscrit qu’on retrouve dans la bibliothèque de Gioffredo[11]. La côte, par-delà les cloisonnements frontaliers – et ils sont nombreux, France, Savoie, Monaco, Gênes – structure l’espace. Les Alpes n’étaient pas seulement maritimes parce qu’elles plongeaient dans la mer, mais surtout parce que la route maritime en assurait la desserte principale. Et c’est ici que Gioffredo nous offre son aide, en effet la Corografia et la Storia nous exposent les relations de Nice avec l’ensemble du territoire démontrant l’impact régional de la ville.
Si la forme est intéressante à analyser, le contenu également par ce qu’il nous apprend comme informations historiques, mais il s’agit d’essayer d’aller au-delà de ce que Gioffredo nous porte à connaissance. Il s’agit de saisir l’observation historique de l’auteur, sa méthode pour faire de l’histoire et de replacer dès lors l’œuvre et son narrateur dans un contexte historiographique.
La première chose à analyser, pour nous historien contemporain est de capter le type d’écriture historique de l’auteur. En effet, l’histoire et l’information historique sont par définition impossibles à constater par sois même. En effet la confrontation de l’historien avec le fait historique me semble être une des plus importantes car elle représente la question qui permet à l’historien de produire un savoir, une question qui sert d’assurance à l’historien à tous les moments du cheminement intellectuel, méthodologique et historique. Il faut donc avant de définir Gioffredo comme un historien définir ce qu’est de faire de l’histoire ? Paul Veyne propose de définir de l’histoire comme « des évènements vrais qui ont l’homme pour acteur ». Il précise que c’est par la volonté de connaitre l’homme que l’histoire devient histoire. Il ajoute encore que l’histoire porte un regard sur des faits qui sont intéressants, et cette curiosité du connaître réponds à un besoin humain, l’être humain est curieux des lois et des forces de la nature mais aussi pour le citer « par le spectacle du monde, par le désir d’en connaître la structure actuelle et les révolutions passées ». L’idée ainsi est qu’un fait quelque qu’il soit devient un évènement lorsque l’être humain s’y intéresse et devient historique. Il conclut de fait par « l’histoire est un récit d’évènements »[12] et c’est cette idée qui guide l’ensemble du raisonnement de Paul Veyne. Si l’on prend la définition de Marc Bloch l’histoire est une science des hommes dans le passé[13]. Pour lui c’est seulement par une démarche et une méthode scientifique d’analyse que l’histoire devient une science. Celle-ci permet d’établir entre les phénomènes des « liaisons explicatives ». Il est clair que la Storia delle Alpi maritime et la Corografia sont une suite d’évènements. L’auteur traite année après année comme une « chronique » de la ville de Nice et de la région sur laquelle elle domine. Mais à défaut d’une écriture très religieuse comme ce peut être le cas à l’époque[14], Gioffredo mène une vraie histoire sur les hommes et sur les évènements dont ils sont les acteurs. Dans l’histoire et ses méthodes, la chronique est définie comme telle : « Science rattachée à l'histoire, qui a pour but la connaissance et l'ordonnance des dates des événements dans le déroulement de l'histoire de l'humanité. Il faut distinguer dès l'abord la chronologie mathématique ou astronomique et la chronologie dite technique [celle des historiens] »[15]. Alors Gioffredo ne serait-il qu’un chroniqueur ? La réponse à cette question ne peut se faire qu’en regardant s’il tient à une méthode particulière dans son travail de recherche. L’œuvre a un défaut, celui de ne pas avoir de prologue ou d’avant-propos pouvant donner à l’historien de précieuses informations. Mais c’est au gré de son exposé que Gioffredo nous livre les éléments de sa méthode. Dès les premières lignes de la Storia on peut lire :
« En racontant les débuts de la ville, de la province ou des royaumes qu’ils se proposent de traiter, de nombreux auteurs anciens et modernes, les voyants semblables à certains fleuves dont on ne connaît pas l’origine, ont bien souvent mêlé aux faits vrais des fables et des inventions poétiques (...). Il leur paraissait ainsi possible d’ajouter à leur propos un je-ne-sais-quoi de majesté et d’autorité et de rendre encore plus vénérable une ancienneté par ailleurs obscure »
Gioffredo base sa méthode sur trois points importants, relater les faits vrais, contrôler leur véracité par l’examen des sources et des documents et rester dans son sujet. Gioffredo est en quelque sorte guider par la recherche de la vérité, il souhaite que ses informations soient véridiques. Il attaque les auteurs passés qui n’ont pas eu le même rapport à la vérité que lui[16]. Deux auteurs importants pour l’époque ressortent, Nostradamus[17] et Charles Vénasque-Fériol[18] respectifs auteurs d’une Histoire de Provence (1614) et d’un Arbre généalogique des Grimaldi (1647). Si régulièrement l’auteur attaque d’autres auteurs, les romans, les fables, avec la volonté propre de s’en extraire, il ne critique pas les récits relatifs aux miracles, mais comment le pourrait-il puisque lui-même est prêtre. Il n’oppose pas non plus de critiques à la politique des Ducs des Savoie ni les origines de la maison. Cependant on ne peut pas le lui reprocher nous contemporains. En effet le vœu pieux de l’histoire est d’apporter des évènements réels et d’en faire ressortir la chaine causale qui les lie et non de porter un jugement sur les acteurs qui jalonne l’histoire. La considération de neutralité de l’historien au XVIIe siècle n’est pas présente. Il souhaite discuter les textes, et examiner les documents dans les archives publiques. Il cite souvent plusieurs auteurs et croise les sources. Le XVIIe siècle marque la période où les savants se tournent vers l’antiquité nationale et l’archéologie antique[19]. L’ensemble est accompagné d’une volonté d’utiliser la critique d’érudition par le biais d’une documentation rigoureuse et scientifique. Les disciplines historiques ont réussi à s’émanciper et à s’élever comme science autonome, mais ce fut un affranchissement limité dans le temps. Lorsque l’on observe Gioffredo et son travail, il utilise des inscriptions et des recueils d’inscriptions, textes imprimés et manuscrits, documents d’archives. Gioffredo réalise une compilation érudite, mais il écarte tout ce qui pour lui ne relève pas de la vérité, il pratique donc une analyse critique de ses sources et se trouve donc bien être un homme de son temps[20]. En effet la discipline historique n’est plus une chronique du temps présent ou du passé proche mais une science du passé soutenue par une étude des sources. Cet apport se traduit de manière concrète dans l’œuvre avec un appareil de notes important. Il mentionne régulièrement les avis des auteurs anciens. Il ne s’interdit pas non plus de critiquer les sources qu’il emploie lorsqu’elles lui semblent inexactes. Une information donnée par un document est régulièrement croisée avec d’autres sources par l’auteur pour en extraire la vérité. Cet arsenal critique l’amène également à insérer de nombreux documents originaux inédits qui sont d’une richesse certaine puisque disparus à notre époque. Mais il faut tout de même se méfier, puisqu’il ne critique jamais les auteurs antiques ni les auteurs religieux chrétiens. Il s’avère qu’il peut faire également des erreurs, du fait de documents erronés qu’il a pu employer mais la méthode pour elle-même est celle d’un historien.
La Storia et la Corografia comportent près de cent cinquante-deux inscriptions, soixante et onze inscriptions antiques et paléochrétiennes, quatre-vingt unes inscription médiévales et modernes. Il donne également la localisation des textes, et inscriptions qu’il a consultées permettant de construire une géographie de lieux disparus à l’époque contemporaine. Concrètement Gioffredo utilise trois cents ouvrages lus, deux mille notes infrapaginales adjointes au texte, cent cinquante inscriptions rapportées, plusieurs centaines de citations en langue originale, latin, espagnol, français, niçois, provençal, catalan, grec. L’auteur utilise les archives municipales de Nice, la bibliothèque ducale de Turin, les archives de Villefranche, celles de Sospel, celles des îles de Lérins, Beuil, Puget, Novalaise. Il a également constitué sa propre bibliothèque. En conclusion il a mené un véritable travail de recherche, de fouilles, et a voulu exhumer de nombreux documents pour la rédaction de sa Storia.
En conséquence on doit s’appliquer maintenant à replacer l’œuvre de Gioffredo dans l’historiographie de l’époque. Gioffredo emploie prioritairement des écrits régionaux comme ceux de Bouche pour la Provence, Guichenon pour la Savoie, Della Chiesa pour le Piémont et Giustiniani pour la Ligurie, Guichardin pour l’Italien, Froissart, Grégoire de Tours pour la France. Il se sert également des rédacteurs de monographies religieuses comme Malvenda pour les Dominicains, Lezana pour les Carnes. N’oublions pas les auteurs antiques comme Polybe, Pline, Tite-Live, Strabon, Suétone, Ptolémée, Cicéron, César, Ovide, Virgile et d’autres. Gioffredo les a lus et cite les passages qui traitent de son sujet, c’est-à-dire les Alpes maritime. Il utilise également des ouvrages écris par la main d’hommes de lettres niçois, certains de ces documents nous sont parvenus mais d’autres ont vraisemblablement disparus à jamais. On peut citer Pierre-Antoine Boiero, Jean Badat, Bertrant Riquier, Barthélemy Bensa, Antoine Fighiera, Louis Revelli, Frère Chérubin, Paulin Gioanni, Jean-François Blancardi, Honoré Laurenti et les mémoires du président Lambert, Honoré Pastorelli. Pour certains il use d’une correspondance notamment avec Guichenon. Il faut ajouter qu’au XVIIe siècle nous sommes au cœur d’une entreprise où l’état tente de se moderniser. L’œuvre de Gioffredo confronte les intérêts dynastiques avec les intérêts locaux comme la défense des droits, sociaux, économiques, culturels. Les racines historiques communes se révèlent être un élément décisif pour diffuser la conscience d’appartenance à un état comme communauté. Le travail de Gioffredo ne peut être que patronné par le duc de Savoie, puisqu’il est l’historiographe de la maison ducale. Ainsi on est en droit de penser que la Storia et Corografia sont ici pour exalter le pouvoir absolu qu’entends exercer Charles-Emmanuel II. C’est aussi une manière pour le souverain de mieux connaitre ses territoires du sud. Gioffredo offre ici une œuvre de référence, puisqu’il a compilé, corrigé, annoté une masse considérable de documents. Cette œuvre peut avoir une utilité pour le duc, celle de fournir un cadre juridique propre à défendre ses intérêts territoriaux et à légitimer ses ambitions. Cette œuvre donne au public lecteur, le cadre d’une région glorieuse où la maison de Savoie exerce son pouvoir avec bienveillance et écarte l’idée d’une marche lointaine du duché. Le simple rappel à l’antiquité par le titre du livre est une gloire qui ressurgit sur le duc et sa famille. Gioffredo est versé dans la connaissance des Pères gréco-romain et donne l’exemple d’une méthode de travail fondée sur le recours perpétuel aux sources littéraires et archéologiques en s’appuyant sur une chronologie rigoureuse. L’œuvre de Gioffredo s’insère également dans une géographie politique agissant comme une réponse à Bouche et à Mezeray. En effet ce dernier affirme que le royaume de France doit aller jusqu’aux limites posées par la nature :
« La monarchie française serait venue au point souhaitable de sa grandeur, si elle avait eu pour bornes les Alpes, les Pyrénées et le Rhin. Cette pièce de terre semble être ainsi taillée pour être le siège du plus heureux et du plus solide empire du monde si la prudence avait pu l’étendre jusqu’aux limites que la nature lui a posées ».[21]
Nous sommes ici avec Mezeray dans une volonté de consolider le territoire afférent à la monarchie française. Le travail de Gioffredo peut être comparé à celui de Bouche mais ce dernier eut une bien meilleure audience, cela est dû en grande partie au fait que Gioffredo ne fut pas publié tout du moins pas avant 1839 par la Regia deputazione di Storia patria. Alors que la maison de Savoie, devenue royaume de Piémont-Sardaigne en 1720, détient les manuscrits dans les archives royales depuis 1773. Bouche est l’auteur d’une histoire de Provence[22] publiée en 1664, et l’œuvre de Gioffredo pourrait être une réponse faite à cet ouvrage. Si l’ouvrage avait été publié au XVIIe siècle on peut émettre l’hypothèse que la Storia aurait été dédicacée au duc de Savoie. On peut se risquer à dire qu’au livre final fut adjoint une carte où les territoires sous le contrôle de la maison de Savoie sont délimités, des territoires qui ne seraient donc pas provençaux. Honoré Bouche écrivit dans son ouvrage :
« Néanmoins à cette province appartiennent les Alpes, anciennement dites maritimes…depuis la ville d’Embrun jusqu’au fleuve Var et la ville de Nice »[23]
L’hypothèse voudrait que durant les années qui suivent, l’abbé Gioffredo voulait donc démontrer une fidélité à Charles-Emmanuel II. Au-delà donc du simple projet d’érudition de la part d’un érudit local, il y aurait une profonde visée politique, mais la non publication du vivant de Pierre Gioffredo a ôté cet aspect pour le retrouver lors de sa publication en 1839. Ainsi au-delà d’une œuvre d’utilité publique pour ces concitoyens, la Storia et la Corografia ont une utilité politique. L’auteur se place de fait comme un médiateur entre les autorités et le public, en tant que corps politique dans son ensemble[24]. Un intermédiaire entre le pouvoir et donc les autorités urbaines. En effet Gioffredo est l’historiographe du duc mais c’est la ville de Nice qui doit imprimer son œuvre comme ce fut le cas avec la première édition de Nicea civitas sacris monumentis illustrata, première œuvre majeure de l’abbé. La disparition du manuscrit original ne nous permet pas de situer Gioffredo, est-il au service du duc comme nous avons émis l’hypothèse plus haut ou est-il au service des édiles niçois ou encore écrit-il pour l’art des belles lettres et satisfaire sa seule curiosité ? La programmation de la publication de ce labeur historique écarte la dernière hypothèse. Mais pour trancher de manière définitive entre les deux premières hypothèses, la consultation de l’ouvrage original est obligatoire. Les documents desquels furent imprimés en 1839 l’œuvre ne sont que des brouillons et ont pu être orientés pour satisfaire la politique de Charles-Félix.
En conclusion nous pouvons affirmer que l’œuvre de Gioffredo s’insère dans une période où les travaux historiques se développent en tant que science, et s’autonomisent vis-à-vis de la littérature. L’écriture du temps présent ou du passé proche laisse la place à l’élaboration d’une écriture du temps passé à l’aide d’une véritable méthodologie qui se veut scientifique. Mais au-delà de ça, l’œuvre de Pierre Gioffredo s’inscrit dans un contexte politique particulier, celui où la maison de Savoie renforce son pouvoir ducal tout en fortifiant ses possessions vis-à-vis de la France et de Gênes. En effet, la Storia delle Alpi maritime et la Corografia sont avant tout une production historique et géographique d’une région antique : les Alpes maritimes non unies politiquement. Cette même région qui sur sa partie occidentale est source de luttes politiques illustrés par l’ouvrage de Bouche sur la Provence. Il éclaire ainsi le duc sur une région, sur tous les aspects fournissant des éléments juridiques propres à défendre les droits et à légitimer les ambitions de Charles-Emmanuel II.
La Storia delle Alpi maritime et la Corografia n’ont pas été considérées comme un panégyrique d’une histoire locale. La maison de Savoie s’employa à se procurer dès 1698 les objets du musée de Pierre Gioffredo, puis certains de ses papiers, puis en 1773 les manuscrits de la Chorographie et de l’histoire, les notes le reste des papiers. Puis après la révolution et l’occupation de Turin, les manuscrits de Gioffredo semblent avoir été déplacés à Paris par les troupes françaises et restitués seulement après la chute de l’empire aux archives sardes. Et la volonté un an après la création de la Regia Deputazione di Storia patria (1833) d’imprimer l’ouvrage. Il s’agit d’une opération de réécriture pour garantir la comptabilité du traité historico-géographique avec l’orientation politique d’un royaume désormais lancé dans la conquête de l’hégémonie en Italie et peu favorable au renforcement d’une identité régionale sur le territoire des Alpes maritimes. L’historien contemporain peut s’interroger sur cette description des Alpes maritimes, ne serait-ce pas qu’une construction intellectuelle ? La méthode d’exposition, celle d’un érudit du XVIIème siècle, permet d’écarter le doute: Gioffredo s’appuie d’abord sur l’autorité des Anciens et complète par les connaissances des Modernes. Mais est-ce bien là le reflet des réalités régionales de son temps ?
[1] La Storia delle Alpi maritime.
[2] GUILLERMOU, Alain. Les Jésuites. PUF, 1999.
[3] Pierre Gioffredo est ordonné prêtre en 1653.
[4] Il s’agit d’une œuvre dont la ville de Nice a pris en charge les frais d’impression en 1657. Le manuscrit développe et retrace le passé de Nice et de Cimiez pendant l’antiquité. Il nous offre également une retranscription de la vie des saints hommes de la région et liste les évêques de Nice et de Cimiez.
[5] Elles furent publiées à Turin en 1681 dédié au jeune Prince de Savoie, Victor-Amédée II dont il était le précepteur. Gioffredo y étale divers sujet comme la politique internationale, des descriptions du prince, mais aussi des remarques sur sa vie quotidienne à Turin. Il y traite également à plusieurs reprises de Nice et de son passé historique et religieux.
[6] TURREL Denise (dir.), Villes rattachées, villes reconfigurées, XVIe-XXe siècle, Tours, Publications à la Maison des Sciences de l’Homme « Villes et territoires », Université François-Rabelais, 2003, 433p.
[7] Vernazza dans Vita di Pietro Gioffredo, 1796 deux copies une qui par l’intermédiaire du médecin du prince de Monaco finit entre les mains de don Angelico Aprosio célèbre érudit vintimillais et l’autre aux Bollandistes
[8] BOTIN Michel, «Genèse d’un espace administratif régional», in: Recherches régionales. Côte d’azur et contrées limitrophes, 1, 1992.
[9] ARNAUD Pascal « Alpes-Maritimes dans l’antiquité », Ralph Schor (dir.), Dictionnaire historique et biographique du comté de Nice, Nice, Serre, 2002, pp. 12-13.
[10] LARGE Didier, « La situation linguistique dans le comté de Nice avant le rattachement à la France » in Recherche Régionales, n°136, Juillet-Septembre.
[11] L’inventaire de la bibliothèque a été publié par Ch. A. Fighiera, «La Bibliothèque de l’Abbé Pierre Gioffredo», in: Nice Historique, 1971, pp. 57–62. Sur cette représentation de l’espace par Antoine Fighiéra, Archives départementales des Alpes-Maritimes, Città e Contado di Nizza, Mazzo 3, L 3.
[12] VEYNE Paul, Comment on écrit l’histoire, Seuil, Point, 1971, Paris, 349p.
[13] BLOCH Marc, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Armand Colin, 1999, Paris, 159p.
[14] NEVEU Bruno, Erudition et religion au XVIIème et XVIIIème siècle, Albin Michel, Histoire, Paris, 1994, 514 p.
[15] L'Hist. et ses méthodes, 1961, p. 38
[16] Gioffredo, Histoire des Alpes maritime, traduction, livre I, année -167.
[17] Ibid, traduction, livre VIII, année 1166
[18] Ibid, traduction, livre XI, année 1338
[19] NEVEU Bruno, Erudition et religion au XVIIème et XVIIIème siècle, Albin Michel, Histoire, Paris, 1994, p.25
[20] HUPPERT George, L’Idée de l’histoire parfaite, Paris, Flammarion, 1972 [1970].
[21] BOTTIN Michel, «La frontière de l’État. Approche historique et juridique», in: Sciences de la Société, 37, 1996, pp. 15–26.
[22] BOUCHE Honoré, La chorographie et l’histoire de la Provence, Aix, 1664, 2.volumes.
[23] Ibid, Volume 2, p. 14
[24] Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Editions de Minuit, 1985. Éric Walter, « Les auteurs et le champ littéraire », dans Roger Chartier et Henri-Jean Martin (sous la direction de), Histoire de l’édition française, t. I, Paris, Fayard, 1989 [1983], p. 499-518.