


« La liberté d'aimer n'est pas moins sacrée que la liberté de penser. » Victor Hugo
Nations et Nationalisme depuis 1780 par ERIC HOBSBAWM
Le débat sur le nationalisme et la nation est un débat récurrent de nos sociétés contemporaines à l’heure de la mondialisation. Un débat alimenté par les controverses sur l’immigration si l’on regarde les dernières décennies. Mais au-delà de la question de l’immigration, les nations sont une composante même de notre époque, l’Organisation des Nations Unies est l’exemple même d’une concertation entre les Nations à l’échelle mondiale, autre exemple, l’Union Européenne est une Europe des Nations. Ce concept de nation renvoi également à celui des nationalités. Dès lors la question se pose de savoir ce qu’est une nation et quelle est sa légitimité. L’histoire devient une discipline essentielle pour comprendre la construction de la nation, de l’Etat Nation mais aussi ces buts, son évolution et peut être son avenir.
Ce débat sensible est difficile à mener car il suppose avant tout chose de définir des concepts clés comme la nation, le nationalisme, l’Etat-Nation. Pourquoi fixer ces concepts ? Il semble important de manier ces termes avec précaution tant le langage quotidien les a assimilé et en a altéré la définition. Ce travail de définition fut mené depuis la fin du XIXème siècle, et permit de déconstruire si je puis dire la nation. Le XIXème siècle voit apparaître une étude de la nation et du nationalisme par le biais de la sociologie faisant suite à l’histoire allemande dites savante, et de l’histoire positiviste qui ambitionne un consensus national. Les années 20 ouvrent l’étude des idéologies politiques du nationalisme alimentée par les totalitarismes européens. Il faut attendre les années 1970 pour voir les historiens se réapproprier le phénomène national à travers le constructivisme. Un paradigme constructiviste qui place la nation comme une construction historique inventée dans l’optique de légitimer les révolutions politiques voir culturelles et économiques. C’est dans ce cadre que l’historien anglais Eric Hobsbawm publia en 1990 Nations and Nationalism, traduit en français chez Gallimard en 1992. L’auteur propose ici d’examiner l’histoire de la conception de la nation et du nationalisme, approche absente de la recherche avant l’apparition du paradigme constructiviste. Ainsi l’ouvrage d’Eric Hobsbawm s’intéresse à la conception, aux origines et à l’évolution de la nation (et de fait à l’Etat Nation). Eric Hobsbawm s’attache à soutenir son étude en prenant les deux derniers siècles de notre histoire, considérant l’apparition de ces deux concepts (nation et nationalisme) comme moderne, mais aussi comme le « produit de conjonctures historiques particulières, inévitablement locales ou régionales ». L’auteur anglais base son étude sur les définitions de Gellner (anthropologue ayant également travaillé sur la nation et le nationalisme). Le postulat de Gellner sur le nationalisme est « essentiellement un principe qui exige que l’unité politique et l’unité nationale se recouvrent » mais aussi que « ce ne sont pas les nations qui font les Etats et le nationalisme ; c’est l’inverse ». L’analyse d’Hobsbawm tourne ainsi autour du développement de la conscience nationale et sur sa forme d’organisation qu’est l’Etat Nation menant ainsi une étude par le bas de la société contrairement à Gellner. L’auteur dans un premier temps cherche à baliser l’apparition d’un mouvement proto national à travers des groupes d’appartenance, puis il étudie la constitution des mouvements nationalistes comme le résultat de deux éléments : les révolutions et la modernisation de l’Etat. Enfin Hobsbawm s’attarde sur la généralisation du modèle de l’Etat nation au XXème siècle et son imprégnation dans le Tiers Monde. Tout d’abord Eric Hobsbawm définit son objet d’étude. Il recherche une analogie du sens moderne de la nation dans les langues et peuples avant le XVIIIème siècle. Il s’avère alors que le vocable de « nation » désigne tout sauf la définition moderne du terme et que de manière générale, la signification territoriale est absente de ces définitions. Dans la deuxième moitié du XIXème, la définition contemporaine du terme adopte des critères objectifs comme la langue, l’ethnie, la religion, le territoire commun, la culture, ou encore le passé. Des critères qui ne reflètent pas une réalité car bien souvent l’unicité d’une langue, d’une culture ou d’une religion liés à un territoire est absente lors de la construction de la nation. Hobsbawm affirme que la constitution de ces critères se fait a posteriori. Si l’on écarte les critères objectifs, il reste les critères subjectifs comme le volontarisme. Mais peut-on construire une nation sur la seule prise de conscience de constituer une nation ? Le choix d’appartenance suffit-il à créer une nation ? D’après Hobsbawm, les critères par lesquels se définissent les groupes humains changent constamment et ne permettent pas de créer une nation, cependant ce critère volontariste permet selon l’auteur de comprendre ce concept de « nation ». Ainsi l’auteur prend comme hypothèse de travail « que tout groupe suffisamment important en nombre dont les membres se considèrent comme faisant partie d’une nation sera considéré comme tel » mais qu’il est plus « fructueux de commencer par la conception de « la nation » que par la réalité que recouvre cette notion ». Eric Hobsbawm emploi la division de l’histoire des mouvements nationaux de Hroch en trois phases. La phase A purement culturelle, littéraire n’ayant aucune influence politique. La phase B qui voit l’apparition d’une minorité d’activistes de « l’idée nationale ». Et la phase C, moment où un programme nationaliste est intériorisé par une partie des masses. C’est souvent après la constitution de l’Etat national que la transition de la phase B à C ce constituerait bien que ce ne soit pas une généralité. Le mouvement nationaliste permet ainsi d’appréhender la nation, il rassemble l’unité politique et l’unité nationale. Il est impossible de dissocier l’étude de la nation de l’étude de l’état et du nationalisme. La nation devient la collectivité unifiée par l’Etat et représente l’ensemble des membres d’une même nationalité. On assiste à un postulat qui assimile l’Etat, la nation, le peuple. Eric Hobsbawm établit l’approche du nationalisme par les changements sociaux du XVIIIème et XIXème siècle. Il constate que la constitution des Etats nations, et le développement du nationalisme concorde avec la domination politique des bourgeois libéraux. L’Etat nation présente de nombreux avantages économiques pour un libéral de l’époque et constituerait une étape pour l’édification d’un monde économique global.
Le développement de l’Etat nation et du nationalisme s’organisent durant la période des révolutions en Europe, période où l’Etat en tant qu’entité se modernise. L’émergence du nationalisme s’établit sur des structures déjà existentes et des sentiments d’appartenance locale, mais ne provoque pas nécessairement la constitution d’une nation. Ce « protonationalisme » comme le décrit Hobsbawm peut se constituer selon les cas autour d’une langue, d’une ethnie en tant que groupe social et représentation culturelle, d’une religion formant ainsi des réseaux d’appartenances. Ces critères seraient caractéristiques d’une cohésion sociale, elle-même constitutive d’une conscience de groupe en tant que telle à travers ces réseaux. Le postulat d’Eric Hobsbawm révèle un phénomène d’appropriation de ces sentiments et d’une mobilisation à une échelle « macro politique » c’est-à-dire à l’échelle de l’Etat. Ces réseaux agiraient comme un terreau pour le nationalisme. La difficulté décrite est celle de mesurer ces sentiments d’appartenances des populations qui sont généralement illettrés. Si cette mobilisation des réseaux d’appartenance est importante pour la constitution d’un mouvement protonationaliste c’est néanmoins la conscience collective des élites –au pouvoir- d’appartenir à une entité politique durable qui serait déterminante.
En effet, le deuxième postulat propre à Hobsbawm est celui de la constitution du nationalisme vecteur de la nation. Au lendemain des révolutions, la pratique du pouvoir évolue, il se centralise et s’uniformise à l’ensemble du territoire. L’image populaire de l’Etat se transforme ainsi que sa « loyauté ». L’affaiblissement des représentations traditionnelles comme la légitimité dynastique, ou religieuse concorde avec le développement d’une bureaucratie moderne. L’auteur insiste sur la notion de loyauté, il faut un lien pour donner une cohésion nouvelle, ce lien serait le patriotisme en tant que loyauté envers l’Etat. Une loyauté outrepassant les anciennes et légitimant l’Etat construit. Et ici encore le moteur de cette loyauté serait le modernisme politique. La démocratisation de la politique par la constitution d’un corps de citoyens devient primordiale, ce corps devient un réseau d’appartenance à l’échelle nationale, une représentation nouvelle. L’attachement à ce réseau se traduit par le patriotisme, constitue le nationalisme, et laisse apparaître la nationalité. Il se manifeste par le rôle politique des citoyens s’appropriant la nation. Cependant si le nationalisme est le vecteur de la constitution d’une nation, il peut également devenir un danger pour celle-ci. Dans la mesure où la nation est établie, l’apparition de nationalismes en son sein risque d’affaiblir le patriotisme. L’Etat nation crée la langue devient un enjeu politique et pratique pour le fonctionnement de l’Etat. Un enjeu politique du fait d’un nouveau critère d’appartenance à un même groupe- ici de citoyen- est un enjeu pratique dans la gestion de l’administration de l’Etat à travers des règles communes. Hobsbawm démontre la création a posteriori de la langue comme représentation. La diffusion de l’enseignement participe alors au sentiment d’appartenance mais seulement vers la toute fin du XIXème siècle. La langue est assimilée à ce moment comme un nationalisme linguistique et alimente de nouveaux nationalismes comme celui de la Catalogne, de la Finlande, de l’Irlande etc…La création de la nation et ses représentations développent parallèlement un glissement politique à droite du nationalisme. En effet, la construction d’une conscience nationale, alimente celle de l’étranger, une personne ou un groupe ne s’identifiant pas à cette conscience.
La troisième et dernière idée importante à retenir de l’étude d’Hobsbawm découle de l’évolution du nationalisme. Le XXème siècle voit apparaître une concurrence entre les nations. La création du nationalisme linguistique inclurait un nationalisme territorial à l’origine de différentes guerres en Europe. La nouveauté du XXème siècle va être l’apparition du phénomène nationaliste dans le tiers monde et plus particulièrement dans les territoires colonisés par les grands empires. Ces nationalismes cherchent une libération nationale, et se positionnent contre le fascisme et l’impérialisme, mais d’après l’auteur, il s’agit avant tout d’une contestation forte de l’existence d’une unité culturelle et ethnique sur le territoire colonisé. Au moment des décolonisations, les frontières territoriales des Etats sont restées identiques à celles crées artificiellement par les empires, Hobsbawm parle « d’irréalité nationale ». Les nationalismes visent la création d’entité politique et nationale correspondant aux réalités ethniques, linguistiques, culturelles. L’auteur perçoit un problème d’intégration entre les communautés ainsi qu’un problème de rivalité. Le nationalisme dans le tiers monde porte le problème de la coexistence sur un même territoire. Si le XXème siècle du nationalisme voit ses principes d’origine dénaturer dans le tiers monde qu’en est-il du nationalisme en Occident ? Hobsbawm remet en cause l’idée d’un apogée du nationalisme, car il considère qu’il est impossible pour un Etat d’unir une même nationalité, une même langue (puisqu’avec le temps la langue fut intériorisée comme critère constitutif d’une nation) à un territoire. Le XXème siècle a été le témoin de tentatives pour mener cette union mais à chaque fois il y eut l’expulsion ou la destruction des minorités (génocides arméniens, juifs, les guerres civiles en Serbie, le massacre des Kurdes). L’auteur ajoute que « l’idée nationale » fut plusieurs fois contredite lorsque des nationalités s’attachèrent à un Etat différent. Malgré tout, le principe de l’Etat nation est devenu la forme politique la plus commune au XXème siècle bien qu’elle soit à son crépuscule. La politique et les sentiments d’appartenances se font de plus en plus à un niveau supranational ou mondial, le nationalisme glisserait une dernière fois dans sa conception comme un rejet des phénomènes supranationaux, une réaction face aux changements de plus en plus rapide d’un monde en mouvement. La nation crée par le nationalisme aux yeux de l’auteur peut se résumer en conclusion comme une « communauté imaginaire » constituée sur la base d’une conscience d’appartenir à un groupe et basée sur l’identification de l’Etat comme autorité suprême.
La critique majeure qui peut être adressée à Hobsbawm est l’importance accordée à la création du nationalisme. En effet il tourne son argumentation autour de l’existence et le développement d’une conscience collective de soi. L’auteur place son argumentation sur les éléments constitutifs d’un sentiment national. Cependant on ne peut mesurer et quantifier de manière scientifique cette « conscience ». (Ajoutons que l’idée de conscience de groupe place l’analyse de Hobsbawm comme une analyse marxiste et minime les apports économiques dans l’invention du nationalisme). Pour l’historien percevoir le niveau d’indentification des hommes à une nation semble impossible. En effet, les traces écrites du passé ne représentent que les idées et les sentiments des lettrés donc aux élites. Si Hobsbawm place bien les élites au sommet des mouvements nationalistes des hommes érudits, il ne peut pas placer la « conscience nationale » comme le moteur du nationalisme. Le facteur explicatif dans Nation and Nationalism d’une liaison entre conscience, citoyenneté et modernisme des pratiques politiques éloigne l’auteur des liens d’interdépendances des élites avec le reste des populations mais également les luttes de pouvoir exercées par ces élites.